Un livret conçu et réalisé par Kiara JouhanneauPremière impression : 2021 – Réédition : 2023
Cet ouvrage utilise les caractères :
Rotor (Jan Šindler)
Redaction (Forest Young &
Jeremy Mickel)
Victor Mono (Rune Bjørneras)
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté.
<, in Les Fleurs du Mal, 1857/>
Nouvelle langue, nouvelle culture, nouveau voyage. Une fuite en avant, perpétuelle. Une fuite pour se sentir en v i e. Et ma v i e par procuration lorsqu’il me racontait ses voyages. Je découvrais chaque fois une partie du monde sous un angle différent, un angle que j'aimais, le sien. Lui déposait entre mes m a i n s, l'univers des possibles et je dévorais à chaque fois à nouveau goulument la v i e.
Il avait tatoué mon âme d'une empreinte indélébile. Deux jours après son dernier départ, je finis par réinvestir ma chambre. Je me couchais à nouveau dans ce lit que j'avais partagé avec lui, respirant le parfum de son c o r p s mêlé au mien et je finis par changer les draps. Un c o r p s entre deux vols. J'appris plus tard qu'il s'était marié sur un nouveau rivage.
<, 2006/>
Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui même quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
<, 1927/>
Qu’est-ce que LE PRÉSENT dans notre petit univers ? Pendant que je pense la phrase que je vais vous dire, elle fait partie de L’AVENIR. À mesure que je la prononce, elle tombe dans LE PASSÉ. LE PRÉSENT, est‑ce le moment où je déguste cette merveilleuse liqueur ? Non ! Tant qu’elle n’a pas atteint mes lèvres, c’est L’AVENIR. Quand la sensation de son goût, de sa chaleur, qui m’emplit la bouche, quand ce plaisir atteint mon cerveau, il a déjà quitté mon palais. C’est LE PASSÉ.
L’AVENIR sombre dans LE
PASSÉ dès qu’il a cessé d’être FUTUR. LE PRÉSENT n’existe
pas. Vouloir l’éterniser, c’était éterniser le néant.
C’est ce que j’ai fait !
<, 1944/>
Que fait là le porteur de tout ce vaste petit monde ? On ne sait pas. Il ̆ miaule ̆ , déjà, voilà ce qu’on peut dire. Son cri minuscule se perd dans le cri des dernières loupes à l’agonie. Le petit miaulement essaie de traverser l’ombre comme un fil qui aurait à passer dans le chas de mille aiguilles. On aurait pu l’appeler Biscotte, Bifidus ou simplement Minou. Dans un polar, cela dit, un chat noir, gris ou blanc aurait bien mérité le nom de Sergent. Seul maintenant, sans maître, sans nom, débarrassé du cordon qui le serrait à la gorge, le chat est libre. Mais pour le moment, le petit greffier semble faire peu de cas des grand espaces, de la route soixante-six, des amours passagères derrière les poubelles et de ce bon milliard d’odeurs à flairer contre la porte de l’ex‑boulangerie. Il avait eu ces grands airs. Il avait rêvé de tout ça, il avait quitté la satanée cage. Mais c’est que notre déserteur craint les déserts, soudain. Il regrette amèrement d’avoir encore succombé à sa fièvre fugitive. Pourtant casanier à ses heures, il a ce petit penchant pour l’évaporation, ça lui prend comme ça, sans raison, irrésistiblement, du fond de ses racines sauvages, comme une envie de pisser à côté de sa litière. L’envie de plonger dans le vaste monde.
<, 2021/>
J’ai l’impression que nous sommes tous à bord d’un bus qui avance inexorablement vers une direction commune. On s’y croise, on s’y perd, on s’y accompagne parfois. Certains en descendent avant le terminus. On ne peut pas le freiner, on ne peut pas l’arrêter quelques instants, on peut juste faire en sorte de s’y tenir le mieux possible. Lorsque je suis montée à bord de ce bus, il y a trente-sept ans, je partageais mon siège avec deux personnes : mes parents. Jusqu’à ce que ma mère en descende. J’ai continué seule, mon père et ma grand-mère jamais loin. Mathias s’est assis à mes côtés, je m’y suis accrochée. Et puis Chloé. Et puis Lily.
Depuis, le voyage a un sens.
<, 2023/>
« Où sont les hommes ? reprit enfin le petit prince. On est un peu seul dans le désert… — On est seul aussi chez les hommes », dit le serpent.
Le petit prince le regarda longtemps : « Tu es une drôle de bête, lui dit-il enfin, mince comme un doigt… — Mais je suis plus puissant que le doigt d’un roi », dit le serpent.
Le petit prince eut un sourire : « Tu n’es pas bien puissant… tu n’as même pas de pattes… tu ne peux même pas voyager… — Je puis t’emporter plus loin qu’un navire », dit le serpent.
Il s’enroula autour de la cheville du petit prince, comme un bracelet d’or : « Celui que je touche, je le rends à la terre dont il est sorti, dit-il encore. Mais tu es pur et tu viens d’une étoile… »
Le petit prince ne répondit rien. « Tu me fais pitié, toi si faible, sur cette Terre de granit. Je puis t’aider un jour si tu regrettes trop ta planète. Je puis… — Oh ! J’ai très bien compris, fit le petit prince, mais pourquoi parles‑tu toujours par énigmes ? — Je les résous toutes », dit le serpent.
Et ils se turent.
CLIQUE ! (ou pas)
<, 1943/>
Je rencontre une âme égarée qui me confie son désarroi. Elle me dit être encore en aller-retour avec le plan terrestre.
— J’ai oublié le temps qui me sépare de mon dernier souffle. Un an, cinq ans, dix ans ? Je sais juste que j’ai en moi les mêmes émotions que durant mon incarnation, le même attachement aux personnes qui vivent toujours sur Terre et que j’aime. Je ne peux pas me résoudre à les quitter.
Elle me montre au loin des âmes errantes comme elle, regroupées dans un cercle. La plupart marchent avec peine, éprouvant leur propre poids, qui les contraint d’avancer. Elles semblent toutes subir la même épreuve qui fait obstacle à leur évolution.
— C’est sans doute pour vous une grande souffrance de ne pas pouvoir vous élever sur des plans plus sereins. Vous pouvez ainsi errer sans fin.
— Je le sais, c’est un obstacle à ma transformation dans l’au-delà. Mais le désir de rester en lien est le plus fort et le rompre serait une souffrance plus grande encore.
— La relation que vous entretenez avec les vivants n’est-elle pas pour eux une charge pesante ? N’est-ce pas là une raison suffisante pour vous faire céder à l’attrait de l’ascension ? Les plus réceptifs doivent sentir que vous n’avez pas trouvé les repos ailleurs. Ils sentent votre présence comme une intrusion qui les peine et les affaiblit.
— Je suis conscient de ce lourd contrat qui les empêche eux aussi de trouver le repos.
— Ne recevez-vous pas des appuis de vos guides, qui vous encouragent à lâcher prise et vous proposent de vous apporter l’énergie nécessaire pour y renoncer ?
— Ils m’envoient toute leur compassion, mais me mettent néanmoins face à ma liberté de choix. Ils me disent que, pour le moment, vu ma position, je n’ai pas d’autre endroit où aller.
<, in Le Journal de l’Invisible, 2021/>